extrait du livre de Charles JOYON "DU CAFÉ AU THÉÂTRE: Voyage avec les baladins des petites scènes"
édité aux éditions de L'Harmattan

LE THEATRE DE DIX HEURES

Au cœur de Pigalle, quartier touristique de Paris, au bas de la Butte Montmartre, le 36, boulevard de Clichy est, depuis un siècle, un lieu de spectacle d’humour au riche passé culturel. Ce théâtre de 200 places est, sans contestation possible, la plus ancienne salle de petite jauge de la capitale. En effet, le 10 janvier 1988 était ouvert à cette adresse, le Cabaret des Arts, crée par Gaston Secot, Xavier Privas, Balta et Numa Blès ; ceux-ci furent ensuite rejoints par Dominique Bonnaud. Les  chansonniers humoristes et poètes de l’époque s’y produisaient chaque soir. On y rencontrait Gaston Couté, Erik Satie notamment, ainsi que des  auteurs compositeurs et des dessinateurs caricaturistes. Car tous les arts étaient liés. On y cultivait l’humour et la poésie. Au-dessus, dans un atelier d’artiste, habitait Daumier. Il fut remplacé, par la suite, par Pascin. En 1904, le cabaret changea de nom et devint « La Lune Rousse ». On y applaudit le Théâtre d’Ombres , les revues satitiques et les célèbres « commères » qui apparaissent à une des petites fenêtres situées de part et d’autre de la scène. Le succès est tel que la salle devient trop petite, la Lune rousse se déplace dans un plus grand espace dans le même quartier. En 1915, le lieu était baptisé la Chaumière. Aux murs étaient accrochés des fresques de style naïf des bergeries provençales, beaucoup de fleurs champêtres et d’instruments de musique. Y débutèrent Jean Rieux, Michel Herbert, Noêl-Noêl, René Dorin,  Georges Chepfer. Dans le café qui précède la salle de spectacles, les chansonniers rencontrent et bavardent avec les spectateurs faisant assaut d’esprit, dit-on. La Chaumière fut durant dix ans un lieu un liu de spectacle où l’humour satirique était roi. En 1925, la maison fut vendue et Roger Ferréol , un marseillais, reprit l’exploitation. Il le débaptisa pour en faire le Théâtre de Dix Heures (ou diseurs) . N’oublions pas l’esprit montmartrois où tout était prétexte aux jeux de mots. Dans « les Linottes », une pièce de Georges Courteline,  un personnage déclarait :’’ Je vous dis que l’homme qui fondera un théâtre de Dix heures, pratique, confortable, élégant et où on ne jouera que des pièces gaies – car les heures ont leurs exigences – gagnera une fortune, par la force des choses, par le seul fait qu’il aura étanché une soif’’’. Voilà sans doute la raison  pour laquelle Roger Ferréol utilisa ce vocable qui devint l’enseigne du lieu. ….En 1939, Ferréol vendit le théâtre à Raoul Arnaud. Ce fut alors la grande époque du Dix Heures, surtout après la Libération. La commère Oléo était l’épouse du directeur. Les temps changèrent, la mode aussi. A la mort  d’Oléo, son fils Jean-Louis reçut le théâtre en héritage, mais il ne semble pas qu’il apprécia d’avoir à le diriger, peu soucieux de la valeur culturelle et du patrimoine que le théâtre représentait. Il est vrai qu’il était haut fonctionnaire de l’Etat, affecté à la Cour des Comptes. De 1974 à 1978, la programmation est principalement assurée par des marginaux. En 1979, Yvan Morane qui a pris  l’administration du Nouveau Théâtre de Dix Heures amène avec lui plusieurs spectacles solides.
La période Michèle Ulrich - Yves Carlevaris
 
En 1980, Michèle Ulrich  et Yves Carlevaris  prennent la direction  du Dix Heures. Le couple donnera à ce lieu, un esprit et une méthode qui, pendant six ans, feront du Dix Heures un lieu de création d’auteurs et de découvertes de comédiens.
On démarre fort : - Les Jumelles jouent encore « Du sang dans le skaï ».
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Les Frères Jolivet, duettistes impertinents n'envisagent pas, semble-t-i1,de se séparer. C'est pourtant ce qu'ils feront ultérieurement, Marc devenant un incontournable comédien satirique et Pierre un réalisateur de cinéma riche de plusieurs réussites.
- Une innovation au café-théâtre, car, qu'on ne s'y trompe pas, le
Dix Heures est bien classé dans cette catégorie, la présentation d'un spectacle de magie. Mais pas n'importe quelle illusion, car Otto Wessely, artiste autrichien, est doué d'une incroyable dextérité, d'une fabuleuse habileté dans la manipulation.   ' En vérité,  «  La révolte des colombes », un spectacle drôle, unique en son genre qui apporte un vent de renouveau et d'optimisme. On se laisse emporter par ce déferlement de rafales d'un humour désopilant. Jean-Luc Jeener constate pourtant" : " Magicien qui se moque de lui-même et qui court aprèsson art en nous donnant à rire. Otto Wessely fait son beurre avec le brio qu'on attend des gens du métier. Il est accompagné de Christa, longue femme au visage moqueur, qui participe au rythme et donne un contrepoint d'humour absolument nécessaire. Du bon travail! » Pierre Etaix qui s'y connaît nous confie : "Son art consommé de l'illusion n'est qu'un support, je dirais même un prétexte, pour nous transporter dans son univers fracassant d'humoriste où les idées foisonnent, où le rire libérateur éclate à chaque instant de la première à la dernière minute. »
L'année 1980 fut une bonne cuvée:
- Le groupe Odeurs offre une de ses effluves, « Le retour de Frankenstein ». - Ernesto Rondo, le roi du tango. - Le conteur juif Lionel Rocheman raconte l'histoire de « Grand-père Schlomo et de grand-mère Maïka ». - Les musiciens humoristes Cocagne et Delaunay. -  L'éberlué Christian Jolibois. - L'imitateur Daniel Herzog. - L'auteur compositeur interprète Jérôme Berrichon.
Le théâtre trouve, dès la première année, une bonne place.
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Françoise Faure joue en compagnie de Jacques Ferrières, Pierre Hatet, Caroline Beaume, sa pièce « Refrains ou Il m'a dit, fous le camp salope... et il est parti ». - Zard et Nono que l'on avait remarqués dans « Le bonbon magique » à la Cour des Miracles, jouent « Ma vie est un navet ». -Créée aux 400 Coups, dans une mise en scène d'Yves Gasc, « La grande Shirley » de Pierre Guénin, permet à Ginette Garcin, entourée d'une troupe d'excellents comédiens, de faire une fois de plus la preuve de son grand talent. - Yves Carlevaris avait déniché une pièce oubliée de Labiche « Il en est... de la police »; Il la monta et la joua avec Bernard Campan (maintenant un des Inconnus), Jean-Loup Horwitz et Michèle Ulrich. - Didier Kaminka qui est devenu scénariste et dialoguiste au cinéma, écrit « Un polichinelle dans le tiroir », joué par Michel Ulrich, Yves Carlevaris qui assurait aussi la mise en scène et Gaëtan Bloom, plus connu comme illusionniste. Cette pièce racontait les batailles rusées et les déboires de deux spermatozoïdes amoureux de la même petite ovule romantique. Autres styles, autres humours en cette fin d'année 1980. - France Léa reprend son spectacle « Un p'tit vélo » dans son pantalon à bretelles, mi-clown, mi-sale gamine.
En opposition au Labiche, l'équipe du Dix Heures propose « Teleny » d'Oscar Wilde, adapté et mis en scène par Carlevaris, joué par
Michèle Ulrich, Yvan Burger, Stéphane Clavreuil et Bernard Campan. -Marc Moro, écrit peu, mais toujours dans l'humour. Cette fois, la pièce traite des » Petites filles... modules », avec Michelle Lituac et Annie Charrier.
Certains spectacles se poursuivent dans les premiers mois de 1982, notamment le Labiche et Teleny.
 Arrivent ensuite de nouvelles pièces, notamment « T'as pas vu mes bananes » de Bernard Audebert où débutent Pascal Légitimus et Seymour Brussel. - Cerise, toujours délicieuse à croquer, mise en scène par Philippe Ferran - Dominique Noël, comédienne chanteuse rendit hommage à Gribouille, cette espiègle et excel1ente interprète. - « L'amour en visite » d'Alfred Jarry fut repris pour trente représentations exceptionnelles. La mise en scène d'Yves Carlevaris éclate comme les personnages de l'auteur d'Ubu Roi.
Michèle Ulrich sauve le théâtre de Dix Heures.
Le propriétaire des murs et du fonds de commerce, Jean-Loup Arnaud, ne désirant plus conserver la charge de ce lieu pourtant historique, décide de le mettre en vente. Un acheteur se présente. Horreur! le projet est d'installer un fast food.
Michèle Ulrich et Yves Carlevaris s'insurgent, heureusement épaulés par de nombreux amoureux de ce lieu. La trépidante, jeune, jolie et sympathique directrice met tout en oeuvre pour sauver le théâtre. Elle multiplie les interventions, tant auprès de la Ville de Paris qu'auprès du ministère des Affaires culturel1es, du Syndicat de la critique, des journalistes et des comédiens. Elle fait inscrire le lieu au Fond de Soutien des Théâtres Privés. Un tel acharnement motivé et persuasif méritait que Michèle Ulrich gagne son pari: sauver le théâtre de la démolition. La cause fut gagnée.
En 1982, on joue:
- Excuse-moi si je te coupe de et par Cerise. - Jean-Claude Annoux propose Chansons et textes. - Les voyages déforment les valises de Jean Hugues, observateur aigu du monde grouillant des gares. Joué par Anne-Marie Coffinet et Léon Lesage.

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- L'infatigable et imaginatif Yves Carlevaris réalise simultanément deux pièces d'auteurs, spécialistes de l'humour au style pourtant bien différent: - de Rolland Dubillard « Les huîtres ont des bérets », une suite de sketches à l'humour absurde, aux jeux de mots détonnants, que Carlevaris joue en compagnie de Pierre Aknine. - de René Guitton  « Le retour de l'Arlésienne ».. CarJevaris est encore sur scène, entouré de Pierre Aknine, AngeJo Bardi et Michèle Ulrich, une distribution en béton.
-« Nitro Golwyn Pinson », ce titre annonce un drôle d'oiseau, c'est du moins
Jean-Marie Proslier qui l'écrit. Ce drôle d'oiseau n'est autre que Josiane Pinson, dont ce n'est pas le premier one woman show. La mise en scène est de Pierre Olaf, et Francis Mainvieille est à ses côtés sur scène.
Ainsi que nous le constatons ensemble, il se passe bien des choses, bien des événements sous la bénéfique impulsion des deux directeurs du vieux théâtre de Pigalle. Retenons: -«  Si Marylin... ou les malheurs d'une paillette » de Danièle Vezolles où Michèle Ulrich fut reconnue comme comédienne à part entière. - « Soirées bourgeoises » de Guy Foissy, joué par Sylvie Sénéchal et Serge Martina. - La Compagnie du Sam'di 4 interpréta à sa manière la célèbre pièce, tant de fois montée depuis sa création au Fanal: « L'orchestre » de Jean Anouilh.
Quelques solitaires, humoristes du
one man show, firent quelques brèves apparitions: - Joël Olivier présenta son inusable « The débile show ». -  Serge Boccara «  Et ma pub, c'est du poulet »
1984
L'année est marquée par une succession d'oeuvres intéressantes où le couple d'animateurs tenait une place importante. - « Au secours papa, maman veut me tuer » de Nadine Sautel, mise en scène de Carlevaris, joué par Michèle Ulrich. - « Arrête de rire, ça va sauter » d'Yves Carlevaris, joué avec Clémentine Célarié. ~ « Un milieu sous la mère » de Loïc Pichon, avec Elisabeth Fargeot et l'auteur, dans une mise en scène de Pascal Fenwick, qui perça depuis comme auteur.
 
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- Gobble-up stories d'Oscar Mandel, spectacle américain joué par l'Institut de technologie de Los Angdes. - Repas de famille de Jean Simon (pseudonyme de Yves Carlevaris), farce doublée d'une intrigue policière, à l'humour caustique bien dans le ton auquel nous a accoutumés l'auteur, avec Olivier Achard, Hélène Hardouin, Didier Pain et Gilberte Rivet. - Sur des textes de Tardieu, Pinter, Ionesco, Karl Valentin traitant des « Scènes de ménage », Michèle Ulrich et Yves Carlevaris menèrent des conflits endiablés. - Trois comédiennes, Colette Teissedre, Gilberte Rivet et Michèle Ulrich, dans une pièce de Maupassant « Femmes », adapté par Yves Carlevaris, nous font pénétrer dans un univers fantastique et humoristique.
Puis, il y eut la reconstitution d'une époque, celle du Théâtre de Dix Heures, du spectacle montmartrois, de ses chansonniers, de ses chansons entre 1898 et 1940 : « Fils de Butte », une suite de scènes découvertes dans de nombreuses collections d'archives et réaJisé par Yves Carlevaris. Une douzaine de comédiens:
Cerise, Didier Pain, Jean-Pierre Müller, Michèle UJrich, Jean Leclerc, Didier Poulain, Pascale Vedeau, Mathieu Courcier, Etienne Lemoine au piano, James Hodges qui a également signé les décors et les spectacles d'ombres en compagnie de Gaétan Bloom, magicien et comédien vu dans de nombreux spectacles de Carlevaris. J'avais vu et applaudi cet événement très parisien , j'écrivis un long article, j’y disais notamment : «Ils ont réussi (Yves et Michèle) à recréer l'ambiance et l'humour jovial de ces temps héroïques. Conclu par Yves Carlevaris, infatigable bonimenteur facétieux, le spectacle est à la fois sur la scène et dans la salle... les comédiens campent tous des personnages pittoresques de la Belle Époque. Les blagues pétillantes de malice, les canulars fumants, les contrepèteries désopilantes, les vers de mirliton et la mise en boîte garantie 1er degré déferlent en vagues débordantes de gaieté, de bons mots et d'esprit gaulois. "
     Entre-temps et ensuite, le Théâtre de Dix Heures programma divers spectacles dont quelques prestations de solitaires:
- Dans l'adaptation d'une oeuvre de Christiane Rochefort, Luisa Gaillard fit la démonstration de son talent dans « Les stances à Sophie ». René Guedj, encore à la recherche de son personnage, reprit « La vie du gars qui naît ». -  Quant à Myriam Mézières, loin du Grand Orchestre du Splendid, elle joua aidée de Bernard Marie Koltès « La gauchère contrariée », une intrigue policière sur fond de ballade bluesy.
Yves Carlevaris mettait les bouchées doubles au cours du premier semestre 1987, il réalisa plusieurs pièces:
- « Femmes » d'après Maupassant, adaptateur et metteur en scène, Carlevaris. Les trois comédiennes étaient
Gilberte Rivet, Colette Tesseidre et Michèle Ulrich. Jean-Luc Jenner écrivait :
 
Piquant ici une nouvelle, là, quelques lignes d'un conte, Yves Carlevaris a construit la France d'une histoire qui rend bien l'univers de Maupassant. Trois femmes se retrouvent, parlent d'elles, de leurs amours, de leurs peurs et le cauchemar, peu à peu, les saisit. On reconnaît au passage quelques textes et le plaisir de la culture se mêle au spectacle. » Pour Pierre Marcabru dans Elle: " L'interprétation rend toul leur charme et leur émotionà ces portraits féminins. "
- Guillaume Apollinaire écrivit un jour « La femme assise ». Carlevaris sut exploiter J'histoire de ce couple fantasque. Acteurs,
Michèle Ulrich et Bruno Alain. - Enfin, ultime pièce du couple au Théâtre de Dix Heures, « L'homme de parenthèse » d'Yves Carlevaris qui y tient le rôle principal, mis en scène par James Hodjes. La distribution comporte aussi Yvan Lambert, Pascal Bracquemond et Michèle Ulrich.
Voilà presque la fin du célèbre couple aux Dix Heures. Ils auront marqué leur séjour de six ans d'une indélébile empreinte. Ils peuvent en être fiers car rien ne pourra effacer des mémoires leur excellent travail.
Jean-Loup Arnaud, toujours vendeur, trouva acheteur en la personne du célèbre comédien,
Michel Galabru. Celui-ci voulait confier la direction du théâtre à l’un de ses fils. Le lieu est complètement rénové, on retire toutes les boiseries au style suranné qui  faisait pourtant son charme. Place aux sièges de velours rouges et à la sonorisation moderne. On dit du Dix Heures en 1989 : « Malheureusement, l’exploitation commerciale de cette salle de 130 places s’avère déficitaire et le théâtre ferme ses portes. » Michel Galabru préfère chercher un nouvel acquéreur. Il vend le fond mais reste propriétaire des murs. La société de production Les démons de Dix Heures reprennent en 1990 les destinées du théâtre de Dix Heures.

extrait du livre de Charles JOYON "DU CAFÉ AU THÉÂTRE: Voyage avec les baladins des petites scènes" édité aux éditions de L'Harmattan
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